Le Monde - 23 décembre 2016
Soupçons sur les ondes des téléphones portables
Les niveaux d’exposition aux radiofréquences annoncés par les fabricants sont dépassés en conditions réelles d’utilisation.
Dans la hotte des achats de Noël, les téléphones portables figurent en
bonne place. Sans que les consommateurs soient clairement avertis de
leur exposition aux radiofréquences de ces appareils et à leurs dangers
potentiels. Car les données fournies par les fabricants sont fondées
sur des tests effectués en laboratoire, selon des procédures très
différentes des conditions réelles d’utilisation des mobiles. C’est ce
que dénoncent aujourd’hui des militants "anti-ondes", qui y voient "un
scandale industriel et sanitaire" de même nature que le "dieselgate".
Un "phonegate" donc ? Dans le cas présent, il ne s’agit pas d’une
tricherie au sens strict, mais plutôt d’un brouillage des informations
données aux usagers, à la faveur d’une réglementation laxiste. Les
enjeux sanitaires n’en sont pas moins importants. L’Organisation
mondiale de la santé (OMS) a classé les radiofréquences comme "peut-être cancérogènes pour l’homme". Et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a estimé, dans un rapport de juillet 2016, que ces ondes ont "des effets possibles sur les fonctions cognitives et le bien-être" des plus jeunes.
Le dossier est technique, ce qui contribue à son opacité. L’exposition
aux radiofréquences émises et reçues par un téléphone portable est
mesurée par le débit d’absorption spécifique (DAS), exprimé en watts
par kilogramme (W/kg). Il s’agit de la quantité d’énergie absorbée,
sous forme de chaleur, par les tissus biologiques. En Europe, une réglementation de 1999 a fixé la valeur à ne pas dépasser à 2 W/kg pour l’exposition de la tête et du tronc, et à 4 W/kg pour les membres.
Les fabricants respectent bien ces normes… du moins quand l’appareil
n’est pas placé au contact du corps. Pour faire certifier leurs
modèles, ils font en effet procéder à des essais en laboratoire.
L’exposition au niveau de la tête est évaluée, non sur des cobayes
humains, mais sur des mannequins remplis d’eau et de sucres. Pour le
corps, on se contente de cuves d’eau.
Or, si, pour les tests au niveau de la tête, la réglementation impose
que la mesure soit faite téléphone collé à l’oreille, pour ceux au
niveau du reste du corps, elle laisse les industriels libres de fixer
la distance à laquelle est placé l’appareil. Et de la choisir en sorte,
précisément, que la limite d’exposition ne soit pas dépassée.
Des notices d’utilisation floues
A l’exception des modèles les plus récents, pour lesquels la distance
lors des tests a été raccourcie, celle-ci était jusqu’ici d’environ 15
mm, avec un maximum de 25 mm. Ces quelques millimètres font toute la
différence avec la vie réelle, dans laquelle le portable est couramment
porté dans la poche de chemise, de veste ou de pantalon, au contact
presque direct avec la peau. Rappelons que même quand l’utilisateur ne
téléphone pas, son mobile, lorsqu’il est en veille, reste connecté et
source de radiofréquences.
L’Agence nationale des fréquences
(ANFR), l’établissement public chargé du contrôle de ce secteur, a fait
procéder à ses propres évaluations, dans des laboratoires européens,
sur un échantillon de 95 téléphones mobiles choisis dans différents
points de vente entre début 2012 et fin 2014, et 71 autres sélectionnés
au cours de l’année 2015. A une distance du corps de 1,5 cm, aucun ne
dépassait la limite de 2 W/kg.
Mais elle a fait réaliser de nouvelles mesures avec, cette fois,
l’appareil au contact du corps. Les résultats sont très différents. Ils
sont rapportés dans l’avis de juillet 2016 de l’Anses. En 2015, peut-on
y lire, "89 % des téléphones mesurés au contact par l’ANFR présentaient
un DAS supérieur à 2 W/kg et 25 % un DAS supérieur à 4 W/kg".
Quelques-uns atteignaient même 7 W/kg. Ces dépassements ne concernent
pas l’exposition de la tête, mais du reste du corps.
Les industriels font valoir que les notices d’utilisation de leurs
produits, de même que les informations accessibles en ligne ou sur le
smartphone lui-même, mentionnent bien que les tests ont été menés à une
certaine distance du corps et que celle-ci doit être respectée pour ne
pas dépasser les niveaux d’exposition certifiés. Encore faut-il scruter
à la loupe cette documentation pour le savoir. Au demeurant, l’ANFR a
constaté que "la notice d’utilisation de 25 % des téléphones contrôlés
présentant un DAS au contact du corps supérieur à 2 W/kg n’indiquait
pas de distance minimale d’utilisation".
"Pas de portable pour les enfants"
Les résultats détaillés de cette contre-expertise n’ont pas été divulgués. Ex-coordinateur national de l’association Priartem
(Pour rassembler, informer et agir sur les risques liés aux
technologies électromagnétiques), Marc Arazi, aujourd’hui "expert
indépendant", a vainement tenté de les obtenir. Il a saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui s’est déclarée "favorable" à la communication des données de l’ANFR, avant le 29 décembre.
Interrogé par Le Monde, Gilles Brégant, directeur général de
l’établissement de contrôle, indique pourtant qu’il ne les rendra pas
publiques. Motif : "La loi interdit leur communication à des tiers, ces
données ayant été recueillies dans le cadre de procédures pouvant
donner lieu à des sanctions." Sollicités directement, Apple et Samsung
n’ont pas souhaité faire de commentaire.
L’ANFR n’est pas restée pour autant sans réaction. Elle a, indique son
directeur, alerté les autorités françaises, qui se sont tournées vers
la Commission européenne. Celle-ci a pris, en avril, une décision
disposant que les tests de certification doivent être réalisés à une
distance du tronc "ne dépassant pas quelques millimètres". Cette
formulation laisse encore une marge de manœuvre aux industriels, mais,
assure M. Brégant, "tous les appareils commercialisés depuis avril 2016
sont testés à 5 mm du corps". Cette mesure tardive ne règle rien,
toutefois, pour tous les mobiles déjà en service. En France, 25
millions de téléphones portables sont mis chaque année sur le marché.
Sans doute la question du danger des radiofréquences reste-t-elle
débattue. Mais pour Olivier Merckel, chargé des nouvelles technologies
à l’Anses, le surcroît d’exposition aux ondes, en usage courant, par
rapport aux niveaux affichés par les industriels, "doit faire l’objet
d’une attention particulière pour les enfants et les personnes
porteuses de dispositifs médicaux, comme des pacemakers [stimulateurs
cardiaques], dont le fonctionnement peut être perturbé par des champs
électriques, même faibles".
Porte-parole de l’association Robin des toits,
Etienne Cendrier souligne que "le cerveau humain n’est pas fait d’eau
et de sucre comme les mannequins des tests". Il ajoute que "les normes
d’exposition, outre qu’elles sont très hautes, ne prennent en compte
que les effets thermiques, à l’exclusion d’autres risques tels que de
possibles cancers". La présidente de Priartem, Janine Le Calvez, en
tire pour sa part une leçon radicale : "Pas de portable pour les
enfants !"
Lire aussi : Alerte sur les dangers des radiofréquences pour les enfants